Le discours prononcé par Claude Lévi-Strauss le jour de ses 90 ans

Avec l’allongement de l’espérance de vie en France, il n’est plus rare d’avoir à entourer un aïeul franchissant le cap de ses 90 ans. Claude Lévi-Strauss est mort à 100 ans en 2009. En 1999, il avait improvisé une allocution à l’occasion d’une cérémonie amicale organisée au Collège de France pour fêter ses 90 ans.
Lisez ci-après ce discours bouleversant et remarquable, témoignage de son extrême lucidité. Je retiens pour ma part que la souffrance d’avoir à prendre acte de la dégradation de ses facultés physiques est, un temps, apaisée par la présence des amis réunis autour de lui.

« Montaigne dit que la vieillesse nous diminue chaque jour et nous entame de telle sorte que, quand la mort survient, elle n’emporte plus qu’un quart d’homme ou un demi-homme. Montaigne est mort à 59 ans et ne pouvait sans doute avoir idée de l’extrême vieillesse où je me trouve aujourd’hui.

Dans ce grand âge que je pensais pas atteindre et qui constitue une des plus curieuses surprises de mon existence, j’ai le sentiment d’être comme un hologramme brisé. Cet hologramme ne possède plus son unité entière et, cependant, comme dans tout hologramme, chaque partie restante conserve une image et une représentation complète du tout. Ainsi y a-t-il aujourd’hui pour moi un moi réel, qui n’est plus que le quart ou la moitié d’un homme, et un moi virtuel, qui conserve encore vive une idée du tout. Le moi virtuel dresse un projet de livre, commence à en organiser les chapitres et dit au moi réel : « C’est à toi de continuer ». Et le moi réel, qui ne peut plus, dit au moi virtuel : « C’est ton affaire. C’est toi seul qui vois la totalité ».

Ma vie se déroule à présent dans ce dialogue très étrange. Je vous suis très reconnaissant d’avoir pour quelques instants, grâce à votre présence aujourd’hui et votre amitié, fait cesser ce dialogue en permettant à ces deux moi de coïncider de nouveau.

Je sais bien que le moi réel continue de fondre jusqu’à la dissolution ultime, mais je vous suis reconnaissant de m’avoir tendu la main, me donnant ainsi le sentiment, pour un instant, qu’il en est autrement. »

Reconstitué de mémoire par Roger-Pol Droit et publié dans Le monde le 28/11/2008.

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